"Danser, c'est lutter contre tout ce qui retient, tout ce qui enfonce, tout ce qui pèse et alourdit, c'est découvrir avec son corps l'essence, l'âme de la vie, c'est entrer en contact physique avec la liberté." Jean-Louis Barrault
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Je lui rendis son sourire. Même si j'eus plutôt l'impression d'avoir grimacé une fois de plus.
Je l'observais depuis plusieurs minutes déjà. Qu'est-ce qu'il était beau ! Et surtout qu'est-ce qu'il avait grandi ! Ce petit bout'chou que jadis je berçais au creux de mes bras était presqu'un homme à présent. Je me laissai surprendre par chacun de ses gestes. Ses bras qu'il lui offrait volontiers pour la noyer de tendres câlins ; les doux baisers qu'il lui faisait et qu'elle accueillait timidement toute cramoisie ; les mots - sûrement d'amour - qu'il lui avouait et que ses oreilles seules pouvaient entendre ; ses doigts qui ôtaient les grains de sable sur son visage d'un mouvement aussi délicat que devait lui être le joli minoi de sa dulcinée ; sa main sur son ventre rebondi... Quelques fois il se retournait pour me chercher d'abord et ensuite chercher mon regard qui ne le quittait pourtant pas. Et là, il me souriait tendrement. Et à chaque fois je le lui rendais.
Allongée à demi sur un douillet fauteuil, je sirotais mon eau de coco tout en admirant la scène qui m'était offerte.
A Coconut Bay, la noix de coco était leur spécialité. Ils en avaient en grande abondance et en offraient aux clients à la seconde. En temps normal j'aurais pu en consommer à la minute. Mais vautrée dans ce siège je m'efforçais d'achever ma boisson.
Ma mère vint se mettre sur la chaise voisine, son fruit icône en mains.
_ Regarde moi ça ! Me dit-elle en pointant un menton dédaigneux en direction des jeunes tourtereaux. A notre époque même mariés on n'oserait se comporter de la sorte devant les parents.
_ A TON époque, maman, précisai-je.
_ De la dépravation, commenta-t-elle presqu'en peine.
_ Ne les trouves-tu pas adorables ? Demandai-je, sarcastique.
_ Hmph, me fit-elle en s'adossant pour se mettre à l'aise.
Je sortis un cachet que j'avalai avec mon nectar. C'était au moins mon dixième de la matinée. En l'espace d'une semaine j'avais consommé deux boîtes entières d'analgésiques -puissants, je précise- contenant chacune trente gélules. Je devais toutefois admettre que c'était la première fois que j'atteignais le tiers d'une boîte en dix heures. Cela voulait dire ce que cela voulait dire. La chance m'avait quand même souri. Je pouvais choisir à mon aise comment je comptais vivre mes derniers instants. Tout le monde ne détenait pas un tel luxe, je devais le reconnaître.
_ Où est Gardy ? Demandai-je à ma mère.
_ Je vais te le chercher, me dit-elle en se levant.
Je la regardai se diriger vers un stand à noix de coco, prendre son temps pour en choisir une pour revenir ensuite vers moi, ou plutôt vers le fauteuil qu'elle occupait. La paille à la bouche elle s'apprêtait à s'installer jusqu'à ce qu'elle croisa mon regard noir.
_ Ha ! Oui. Gardy, dit-elle en faisant demi-tour.
J'observai sa démarche vigoureuse pour une septuagénaire. Elle était forte, ma mère. Forte tant dans le corps que dans l'âme, et assez bien conservée.
_ Maman ?
Je me tournai presqu'en sursaut vers cette voix qui avait cessé de m'interpeller depuis des mois. Louise, debout avec son maillot de bain bleu cuivré, se tenait à quelques mètres de moi. Je m'étais résignée à l'idée qu'elle m'ignorât jusqu'à ce que tout soit fini ; tellement, que je ne savais quoi lui répondre alors qu'elle ne faisait que m'attribuer mon sobriquet préféré. Elle s'assit à la place de ma mère et nous restâmes là, sans parler, sans bouger. J'eus même l'impression que nous retenions chacune notre respiration.
_ Je t'aime, tu sais ?
Étonnée, car je ne m'y attendais pas, je répondis avec quelques secondes de retard :
_ Je sais, Lou.
_ Non. Je veux dire... Peu importe ce que j'aie pu te dire dans le passé... je t'aime vraiment. Je t'aime, maman. Ne l'oublie pas. Ne l'oublie jamais où que tu sois.
_ Je ne n'oublierai jamais, lui répondis-je sourire aux lèvres, larmes aux yeux et le cœur aussi léger qu'une brindille.
Elle se propulsa de son fauteuil pour se jeter dans mes bras et nous nous étreignîmes longuement...
La journée a vite passé. Bilan antalgique : une boîte moins un comprimé. La brise crépusculaire sifflait déjà et à quelques mètres de nous le bruit de la mer heurtant les rochers se faisait entendre malgré la musique. Assis à notre table en bois sur la terrasse, nous faisions face à la scène où des couples, incertains pour la plupart, exécutaient quelques pas de danse sous de douces mélodies, avant de s'éclipser.
Après une heure ou deux à observer se défiler amants après amants, la séance musicale prit fin. Je me levai. J'avais mal et avais besoin de me reposer. Et surtout, il fallait que j'aille me chercher un autre paquet de médicaments dans notre bungalow. Je m'apprêtais à quitter la terrasse lorsque Gardy m'accosta et m'entraîna au cœur de la piste de danse à moitié éclairée.
_ Danse avec moi, me souffla-t-il.
_ Mais il n'y a plus de musique, répondis-je, fatiguée et mal à l'aise.
J'avais l'impression que nous ressemblions à deux guignols concourant pour le prix du plus ridicule.
_ Danse avec moi, insista-t-il.
Je capitulai et dansai avec lui. Nous dansions en silence. Son regard plongé dans le mien et le mien dans le sien. Il me mit les bras autour de son cou et lui avait les siens autour de ma taille. Je remarquai les subtils remuements de ses lèvres comme quand il avait très envie de me dire quelque chose mais qu'il préférait quand même savourer le silence et laisser parler nos regards. Je négligeai ma douleur. Cet instant m'était trop précieux pour le gâcher. Accolés l'un à l'autre, nous tournions lentement en rond encore et encore, ignorant le monde autour de nous, nous moquant de paraître ridicules à cadencer sans musique jusqu'à ce que...
"When your legs don't walk like they use to before And I can't swip you off of your feet Will your mouth still remember the taste of my love
Will your eyes still smile from your cheek."
Je souris. Cette musique... Cela ne pouvait être que notre fils. Il nous connaissait si bien.
Sans jamais nous arrêter, nous continuions à tourbillonner Gardy et moi. J'avais le visage si proche du sien que je pouvais sentir sa respiration. Mon nez effleurait le sien et nos lèvres se touchaient à peine. Je sentis mes poils se hérisser. C'était presqu'exactement comme la toute première fois. La même musique, le même homme, la même femme, le même amour. Mais cette fois-ci ce n'était pas pour célébrer la vie qui nous attendait mais plutôt celle que nous avions eue. Une vie pleine de surprises, remplie d'aventures et de bonheur. Une vie dont je voudrais rêver à chaque seconde du fond de mon sépulcre...
"Honey your soul could never grow old it's evergreen
Baby your smile's forever in my mind and memory"
... Et un sourire que même la mort ne pourra effacer de ma mémoire.
FIN
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