« Si tu aimes la vie ne prodigue pas le temps, c'est l'étoffe dont la vie est faite. » Proverbe américain (1876) ***
"Bon retour, miss Charles ! "
Je lus l'annonce épinglée sur le tableau des infirmières avec un petit sourire. J'ajustai ma coiffe et chassai prudemment d'un revers de main un grain de poussière imaginaire de mon uniforme. Je mis mon masque de l'enthousiasme puis, suivant mon léger plateau de soins, j'entrai dans la chambre numéro 17. Comme toutes les autres, elle ne contenait pas plus qu'un lit simple, une table de nuit, un placard où la famille du patient entreposait ses affaires et une chaise en métal pliante.
Un rapide balayage du dossier me mit au parfum de l'essentiel à savoir sur le patient que je visitais.
«Homme de 33 ans, brûlures du second degré superficiel aux bras et aux jambes remontant à deux jours, antécédents d'asthme et de diabète.»
_ Bonjour, Jean-Fritz, lui dis-je après avoir revérifié que c'était bien le prénom inscrit dans le rapport.
_ Bonjour, ma miss.
_ Comment vous sentez-vous ce matin?
_ On est là comme on peut. On patiente. Comme on dit, après Dieu viennent les médecins, me répondit-il d'une voix rechignante.
À côté de son lit une femme d'une soixantaine d'années vêtue d'une espèce de robe rappelant un boubou confectionnait un breuvage qu'elle administra ensuite au patient. Sous mon regard dubitatif elle s'expliqua: _ C'est pour calmer sa douleur. Depuis l'accident il a constamment mal. Les médicaments ne font pas vraiment d'effet et le médecin m'avait dit que cette infusion ne le dérangerait en rien. C'est une recette que je tiens de ma mère qui la tient de sa mère à elle et ainsi de suite.
Lorsqu'elle se tût enfin, elle me sourit en me fixant comme pour me dire qu'elle était ouverte aux questions. J'exécutai un léger hochement de tête pour lui signifier que je comprenais, mais c'était surtout pour éviter de prononcer le moindre mot face à cette femme qui m'avait tout l'air d'une logorrhéique – une chance qu'elle ne me fit part des différents ingrédients de sa potion. Je sortis ensuite le matériel nécessaire pour refaire les pansements de Jean-Fritz.
J'enfilai une paire de gants, défis les bandes de gaze tachées de betadine et de sécrétions asséchées, lavai les plaies avec du sérum physiologique, y mis de la pommade et les enveloppai de nouvelles toiles de gaze fraîches que j'humectai de la solution aseptisante. Pendant que je procédais, Jean-Fritz hurlait de douleur, ce qui me fit faire des pauses de trente secondes... toutes les trente secondes. Ses pansements renouvelés, je contrôlai ses signes vitaux que je notai dans le dossier.
_ Je vous remercie de votre coopération, Jean-Fritz. J'espère que votre rétablissement sera prompt.
_ Merci, ma miss.
_ Passez une bonne journée.
_ Ha! Il n'y a pas moyen, miss. Vois où je me trouve et comment je suis.
J'eus envie de lui dire qu'il pouvait encore remercier le ciel d'avoir en plus de la vie, ses quatre membres et d'arrêter de se plaindre mais je lui souris gentiment et quittai la chambre. A chacun sa tolérance à la douleur après tout.
Je sortais à peine que je croisai Angelie.
_ Le Docteur Blanchard te demande en urgence, Theresa. Je finis ta tournée, me proposa-t-elle, serviable comme elle seule.
Je la remerciai et m'en fus au bureau du gynécologue obstétricien.
Ogé Blanchard était un collègue que Gardy avait rencontré lors de sa spécialisation en Belgique. Quelques jours après notre escapade, mon époux m'avait pris un rendez-vous avec lui. Après m'avoir examinée sous le regard inquiétant de Gardy, prescrit des bilans que je dus réaliser le jour même, le Docteur Blanchard m'avait donné rendez-vous le lendemain afin de m'ôter la masse du sein qu'il enverrait ensuite au pathologiste. Devant s'absenter de toute urgence il avait confié la tâche que consistait l'intervention à un confrère tout aussi charmant.
Les jours qui ont suivi mon opération, Gardy évitait de m'en parler, mais paraissait perturbé. Pour ma part, je faisais de mon mieux pour ne pas y penser. Je préférais l'idée de vivre au jour le jour, sans souci du lendemain. Alors tant que j'ignorais de quoi il s'agissait, j'allais bien et avais essayé de ne rien changer à mes habitudes, d'où ma présence au boulot trois semaines après ma chirurgie.
Je lis des yeux l'écriteau accroché à la porte du cabinet de l'obstétricien-gynécologue et cognai. J'attendis quelques secondes et reproduisis mon geste.
J'entendis sa voix grave me dire d'entrer. Ce que je fis.
_ Bonjour, Theresa.
_ Bonjour, Ogé, répondis-je alors que je refermais derrière moi la porte de son office.
_ J'ai tes résultats, me dit-il d'un ton embarrassé en désignant le cartable qu'il tenait en main.
_ Et ils ne sont pas bons, je conclus sans chercher à tourner autour du pot.
Pour toute réponse il me fit non de la tête.
Je me laissai crouler dans l'un des fauteuils destinés aux patients, pris l'enveloppe sur le bureau où il l'avait reposée, l'ouvris et en sortis une feuille de papier blanc qui avait les insignes de l'Hôpital Sacré-Cœur. Je lus la pile de charabias macroscopiques et microscopiques concernant la masse et aboutis au diagnostic. Mes mains tremblaient et tout mon corps avec; tellement qu'on me croirait sur mode vibration!
J'avais un carcinome canalaire invasif mal différencié au sein droit.
Les larmes me montèrent aux yeux. J'avais en cet instant précis une grande envie d'avoir comme Jean-Fritz des tonnes de brûlures du second degré. Rien que des tonnes de brûlures me recouvrant le corps.
_ Gardy est au courant? Demandai-je au gynécologue.
_ Pas encore. Mais tu sais comme moi qu'il me demandera et que je ne pourrai pas lui mentir.
_ Ce n'est pas à toi de le lui dire. Je m'en chargerai.
_ D'accord. Mais tu dois le faire le plus vite afin de commencer ton traitement le plus tôt.
_ Mon traitement... dis-je pensive. Quel traitement? Celui qui n'a pour but que de me vieillir à l'extrême sans pouvoir me guérir.
_ On rapporte des cas où les gens survivent du cancer, Theresa.
Un cas sur mille, oui. C'est vrai que ça valait le coup de se faire injecter ce poison dans le sang! Pourquoi je serais l'exception qui échapperait à cette fatalité presque certaine? Des gens atteints de cancer j'en ai connus et ils avaient tous la même chose en commun: l'espoir. «Je ne mourrai pas. Je vivrai.» Et cet espoir se changeait petit à petit en peur, en regret, en remords... en rien de bon en tout cas, jusqu'à ce que vienne l'inévitable: la mort.
_ Tu en parles à Gardy. Il a le droit de savoir, insista-t-il face à mon silence. Et ensemble nous envisagerons les possibilités de traitement.
_ J'en parlerai à Gardy. Mais pour ce qu'il est de me faire soigner... J'aimerais mieux dépenser mon argent et mon temps autrement.
_ Prends le temps de réfléchir. Ne te hâte pas, me conseilla-t-il en me tendant une carte au sommet de laquelle je pus lire à l'envers les mots «SERVICE D'ONCOLOGIE».
Je ne répondis rien et acceptai malgré moi le carton qu'il m'offrait.
Je m'en allai, une sensation... – une sensation de vide? Bref!– une sensation qui jusque-là m'était étrangère m'envahissant.
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