« Ne laisse jamais un faux pas mettre fin à ton voyage. » Proverbe africain ***
Sans prétendre vouloir lui apporter mon soutien, je l'enjambai prenant le temps de la regarder gésir sur le sol glacé. Je devais profiter tant que nous étions que toutes les deux, mes enfants s'étant rendus à une sorte de foire et Gardy étant à sa clinique à pareille heure. « C'est ce qui arrive aux fouineuses sans cervelle » pensai-je pour réaliser quelques secondes après combien odieuse avait été mon action. Ç'aurait pu être moi à sa place des années plus tôt... ou Louise. Je me résignai à ravaler ma fierté, retournai sur mes pas et l'aidai à se relever. Ma mauvaise foi encouragea ma douleur à se réveiller et sans le vouloir je la laissai retomber sur le sol.
_ Vous faites exprès ou quoi?
Je grimaçai sous le poids de ma géhenne. Je n'avais pas le temps de lui dire que ce n'était pas voulu mais que peut-être mon subconscient qui savait mieux que moi-même ce que je désirais agissait à ma place.
Elle s'approcha de moi la mine inquiète.
_ Vous allez pas bien, apparemment!
_ Ah oui! Tu crois? Miaulai-je.
_ J'appelle Monsieur Charles.
Sur ce, elle m'abandonna pour aller récupérer le téléphone.
_ Laisse, criai-je.
Il était d'aucune utilité de perturber mon époux pour une question de douleur. Quoiqu'elle allait en crescendo je ne ressentais pas encore la nécessité de m'adonner à la merci des drogues analgésiques. Ma mère disait que j'étais une dure. Certaines fois l'envie la brûlait carrément de me traiter de masochiste. Je m'assis sur le plancher du patio et m'adossai au mur attendant que mon mal s'apaise. Ce qui, je le savais déjà, prendrait du temps à arriver. Lorsque Crystal remarqua que mes grimaces cessèrent, elle se mit auprès de moi.
Que me veut-elle encore, celle-là ?
_ Je suis désolée pour votre cancer.
J'eus un léger rire ironique. Elle était la première personne qui n'avait pas eu peur de prononcer le nom de ma sombre pathologie. Je commençais à l'apprécier cette fille. Tous disaient que j'étais mourante ou mieux que j'étais gravement malade. Ils laissaient tous transparaître cette gêne à mon égard lorsqu'il s'agissait de m'en parler ou de me parler tout simplement que moi-même avais fini par m'en sentir embarrassée. Si bien que je préférais ignorer les appels de mes anciens collègues ainsi que de mes amis qui ne trouvaient plus grand chose à me dire – à qui je ne trouvais pas grand chose à dire non plus je devais le reconnaître. Quelques fois certains passaient me visiter, comme on fait pour les personnes extrêmement malades. En ce qui avait trait à la paroisse, elle m'était devenue impraticable, tous en me voyant n'avaient autre chose à m'offrir que de revigorantes paroles selon lesquelles je devrais m'en remettre à notre Seigneur pour ma guérison. Je voyais les choses autrement. Je priais, certes. Mais pas pour ma guérison. Ce serait comme courir après un rêve trop beau pour être réél. Et je craignais magistralement d'être déçue et de décevoir les miens. Je priais afin d'accepter, à mesure que passaient les journées, ma maladie.
_ Il faut appeler un chat un chat, lui dis-je.
Sans sembler cadrer le dicton au contexte, elle poursuivit: _ Je m'excuse de la façon dont vos enfants l'ont découvert. Et surtout comment ils l'ont pris.
_ Et moi je m'excuse d'avoir laissé le parquet mouillé exprès en espérant que tu y glisserais, lui confessai-je pince-sans-rire.
Elle paraissait choquée un instant puis me dit: _ Je sais que vous ne m'aimez pas.
_ Tu as raison, approuvai-je.
_ Mais j'aimerais au moins que nous essayons d'entretenir de bonnes relations.
_ La nôtre me convient comme elle est, ma petite, rétorquai-je.
_ J'aurais aimé avoir des parents comme vous, poursuivit-elle.
_ C'est-à-dire ?
_ Compréhensifs.
_ Les tiens le sont à leur manière, la rassurai-je.
_ Je n'ai aucune nouvelle de ma mère. Mon père ne veut plus de moi.
_ Et alors?
_ Et alors? Je suis enceinte. Je vais devoir élever un enfant seule.
_ C'est Daniel qui t'a fait croire cela?
_ Daniel, il me parle à peine, dit-elle la mine tristounette. Non, il ne m'a rien fait croire de la sorte, mais...
_ Mais quoi? La coupai-je. Étais-tu seule à concevoir cet enfant? Je parie que non. Tu l'élèveras toute seule que si tu le désires.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle paraissait réfléchir alors que moi je me démerdais à m'ôter les fesses du sol glacé. Son visage dessinait une extrême inquiétude. Je roulai subtilement mes globes oculaires pensant qu'elle en faisait beaucoup trop.
_ Vous savez, ce n'est pas facile lorsqu'on est la fille dans ce genre de situation. Je suis sûre que tous les regards convergent vers moi et moi seule. Après tout, il n'y a que moi à la porter cette bedaine, affirma-t-elle en indiquant son ventre d'un mouvement de main que je qualifierais de méprisant.
Je me levai. Je devais reconnaitre qu'elle avait raison. Les doigts ne pointeraient qu'en sa direction. La tâche ne lui serait pas facile mais il était une évidence qu'elle était plutôt bien encadrée même si elle avait été dispensée du soutien des siens. Je réprimai l'envie de lui faire comprendre combien cela aurait pu être la meilleure chose qui lui soit arrivée de toute son existence, de celle de mon fils... ou de la mienne, qui sait? Je me rendis dans la cuisine où je visitai le frigo. J'y pris deux cannettes de jus de fruits et reposai une sur la table.
_ Ce n'est pas une erreur d'un soir qui va déterminer le cours de ta vie, Crystal. Il faut que tu te nourrisses convenablement ceci dit. Fais-toi un sandwich. Il y a de la salade toute faite. Tu as l'air d'un zombie, lui dis-je en sortant de la pièce sans lui jeter un regard.
Au passage je lançai un rapide coup d'œil au vieil horloge suspendu au fond du hall. Il venait de passer la demie de dix heures. Je me raisonnai à finalement m'accorder une toilette bien méritée après environs vingt-quatre heures de grève balnéaire. A peine entrais-je sous la douche que mon portable sonna. J'écartai le rideau, tendis la main et saisis mon cellulaire sur l'écran duquel je lus le numéro de ma mère. Je soupirai avant de décrocher contre moi-même. Elle allait encore me sermonner avec son interminable litanie afin de m'exhorter à partir me faire soigner aux Etats-Unis ou à Cuba.
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