« Le pardon est un choix que tu fais, un cadeau que tu donnes à quelqu'un même s'il ne le mérite pas. Cela ne coûte rien, mais tu te sens riche une fois que tu l'as donné. » Lurlene McDaniel ***
Nous longeâmes en silence le hangar où étaient entreposés mille et un assemblages de planches de toutes dimensions, des mini tracteurs qui n'avaient jamais bougé d'un seul millimètre à juger par l'ancrage des roues dans le sol, des tiges de fer et des fenêtres en verre empilées dans le coin ouest de l'entrepôt. Je remarquai pour la première fois un petit bout d'homme bouffi vêtu d'une chemise en polyester blanche singularisée par la marque de l'entreprise.
_ Bonjour, patron, dit-il d'une voix qui traine.
_ Bonjour, Eric, répondit mon père au nain grassouillet.
Me retournant de temps à autre, je l'observais. Il nous regarda nous en aller et détourna ses yeux que lorsque nous fûmes à l'autre bout de la quincaillerie. Il nous observait avec une certaine admiration mêlée d'un certain degré de convoitise.
Nous traversâmes la cour afin de parvenir à une pièce isolée du bâtiment laquelle servait d'office à mon père. Elle comportait un bureau où empilaient un tas de documents et de rapports dactylographiés, une bibliothèque majoritairement constituée d'objets décoratifs, de photos de famille et de quelques rares bouquins d'entrepreneuriat et de médecine - inévitablement. Nous y allions toutes les semaines Louise et moi afin de regarder mon père s'affairer. Mais ce jour-là j'étais seul encore une fois car ma sœur n'y venait plus. Elle en voulait à la terre entière et aux parents surtout. J'avais finalement compris ce qui avait suscité ce changement si radical chez la personne de ma mère en si peu de temps et sans raison apparente. D'abord le froid entre elle et mon père, puis le fait qu'elle prenait tout à la légère ou plutôt du bon pied et enfin leur réconciliation exaltante et tout ce qui s'en suivait. Elle savait que ses jours touchaient à leur fin. J'essayais vainement de me faire une raison, de ne pas trop lui en vouloir de nous avoir caché qu'elle était mourante mais quelque chose me bloquait.
Je me laissai choir sur l'un des fauteuils en cuir et pris au passage un magasine d'affaires histoire d'avoir un truc en main. Je feuilletai le journal quelques secondes avant de le refermer brusquement.
_ Pourquoi?
_ Comment? Me demanda mon père qui était absorbé par le contrôle de je ne savais quoi.
_ Pourquoi tu ne l'as pas forcée à voir un médecin, à se faire traiter, je ne sais pas, moi, pourquoi?
Mon père me regarda longtemps sans rien dire. Il reposa une pile de papiers imprimés et se libéra de ses binocles.
_ Tu connais ta mère. Personne ne peut la convaincre, finit-il par lâcher d'une humeur assez maussade.
Il avait raison. Nul ne détenait ce pouvoir. Ma mère était téméraire et obstinée à n'en faire qu'à sa tête. Mais pour des gens qui s'aimaient j'avais cru qu'ils se seraient trouvé une issue qui leur conviendrait mieux. Cette façade de l'amour véritable qui consistait à laisser mourir la seule personne qu'on prétend avoir aimée ou à abandonner ceux qu'on dit aimer plus que tout au monde qu'importe la cause, je l'ignorais jusque-là.
_ Comment es-tu parvenu à lui pardonner?
J'étais perplexe et impatient de savoir la raison pour laquelle ils avaient cessé de se faire la gueule après qu'elle lui ait avoué avoir opté la mort, pour paraître s'aimer plus fort que jamais des mois après.
_ Allons faire un tour le temps que je t'explique, me dit mon père.
Nous quittâmes le bureau et empruntâmes le même chemin qu'à notre arrivée. Comme à notre venue, le dénommé Eric traînait sur la cour, à se demander s'il n'y avait rien à faire. Lorsqu'il nous vit, le bougre se hâta vers un amas de planches comme s'il croyait mon père assez con pour penser qu'il était déjà en train de bosser. Nous embarquâmes dans le Hummer et mon père reprit la route de Frères. Les rues n'étant pas trop chargées, nous atteignîmes les hauteurs de Boutilliers en moins d'une heure. Mon père gara la voiture et nous descendîmes.
La brise m'effleurait le visage et sa caresse dans le feuillage des arbres produisait une sorte de mélodie ni douce ni claire que mes oreilles parvenaient à apprécier. Mon père m'offrit un soda qu'il avait pris sur le chemin et s'assit sur le gazon. Je fis de même.
_ Ça a commencé comment avec Crystal? Me demanda-t-il sans attendre.
_ Euh, on s'est croisé à l'école, bredouillai-je alors que j'ouvrais ma canette.
_ Et ensuite?
_ Ensuite on est devenu proches.
_ Proches au point de parler de trucs banals?
_ Pas autant, non. Disons que le courant est vite passé entre nous et nous sommes rapidement passés à la vitesse supérieure.
Je lui lançai un rapide coup d'œil le temps de réaliser qu'il esquissait un sourire.
_ C'est quoi sa plus grande qualité ?
_ Eh bien, elle est une fille assez chouette. Elle est sympa, répondis-je avec plein de précaution.
_ Et qu'est-ce que tu détestes le plus chez elle?
Je cherchai quelques réponses dans ma tête sans jamais trouver une de taille face à cet interrogatoire inattendu.
_ Je ne sais pas vraiment. Elle est très bien.
Mon père but un coup après avoir émis un léger rire.
_ Personne n'est très bien, fiston.
_ Maman n'est-elle pas très bien pour toi?
_ Ta mère! S'exclama-t-il. C'est la femme la plus chiante que j'ai jamais rencontrée.
_ Quoi?! Mais tu l'aimes !
_ En effet.
_ Et tu viens de dire qu'elle est chiante.
_ Oh, oui. Elle l'est. Elle l'a toujours été et le devient un peu plus chaque jour. Elle est aussi la personne la plus surprenante que j'ai jamais rencontrée, ajouta-t-il d'un air lointain. Un jour adorable, un autre on la croirait resurgir des flammes de l'enfer. Le courant, comme t'as dit, est vite passé entre nous, également. Mais on a attendu avant de se mettre ensemble.
_ Pourquoi avoir attendu si vous saviez que vous étiez fait l'un pour l'autre ?
_ Nous l'ignorions. Ou du moins nous voulions en être certains avant de nous lancer dans quoi que ce soit.
_ Et c'était bien d'avoir attendu?
_ Plus que bien. Nous étions devenus plus sûrs de ce que nous voulions et avions appris à nous accepter avec nos différences qui avaient d'ailleurs amené beaucoup de différends. Chaque jour on se découvrait une nouvelle facette. Qu'elle soit bonne ou mauvaise, cela n'a fait que nous lier davantage. Pas parce que c'est facile de supporter les défauts de quelqu'un parce qu'on l'aime, non ; mais parce que trouver une personne qui nous donne goût à la vie, qui nous donne peut-être mille et une raisons de foutre le camp mais une seule raison valable de rester est une chose on-ne-peut plus difficile. Crois-moi.
Il avait cette expression quand il parlait d'elle. Son visage, sa voix dégageaient une telle transparence. Les mots parlaient d'eux-mêmes et laissaient imaginer toute la profondeur de leur sens. Je demeurai presqu'immobile l'écoutant d'une oreille enchantée. J'éprouvais en cet instant-là un désir intense de savoir ce qu'il ressentait, de pouvoir parler ainsi de quelqu'un.
_ Je donnerais ma vie pour celle de cette emmerdeuse super chialeuse si je le pouvais. Mais je ne le peux pas. Tout ce que je peux faire c'est être à ses côtés le temps qu'il faudra. Et je ne veux pas avoir à penser à ce qu'elle aurait dû faire, mais juste à ce que je dois faire, moi. C'est tout ce qui m'importe.
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