« Il est dans la nature des hommes de quereller pour de petites choses, bien que les grandes seules les préoccupent. » William Shakespeare ***
_ Tu ne l'as toujours pas dit aux enfants?
_ Au temps convenu.
_ Je crois que cela leur plairait d'apprendre que leur maman préfère les abandonner que de risquer d'être défigurée.
_ C'est dans ces genres de moments que je te déteste vraiment, Gardy.
_ C'est toi la plus odieuse de nous deux.
Je m'apprêtais à lui balancer une réponse bien vilaine, digne de la méchanceté qu'il m'attribuait mais notre fils avait choisi ce moment pour envahir la chambre.
Encore embarrassé de ce que nous soyons tous au courant de la fâcheuse conséquence de ses ébats, il passait son temps à nous éviter. J'ignorais si Louise lui avait finalement pardonné sa discrétion et ne cherchai pas à savoir car il était l'arbre, elle l'écorce, et ne pas m'immiscer entre eux deux était la plus sage des résolutions.
_ Ça va? Nous demanda-t-il timidement.
_ Ça va! Confirmai-je avec un large sourire pendant que Gardy, exaspéré par mon attitude, quittait la chambre.
Daniel ne dit rien et se contenta de me tendre le combiné que je saisis. Après quoi il disparut.
_ Allô?
_ Comment va ma filleule préférée ?
_ Angelie!
Elle ne pouvait pas tomber mieux.
_ J'ai ouïe dire que tu vas prendre ta retraite. C'est une blague?
Elle ne pouvait pas tomber pire, au fait.
_ Oui. J'arrête. C'est pas de la blague.
_ Pourquoi?
_ Il est temps que je profite du temps qu'il me reste.
_ Voyons Theresa, tu es encore jeune.
Oui. Quarante-quatre ans c'est très jeune pour mourir. Mais, puisqu'il fallait mourir, autant chercher à le faire correctement, sans avoir de regrets - ou pas trop.
_ Gardy et moi avions suffisamment travaillé. Pour ma part, j'en ai fini.
Je n'avais toujours pas dit à Angelie que mon pronostic vital était engagé.
_ Avec votre entreprise c'est vrai que ce n'est pas une nécessité pour toi, avoua-t-elle. Je t'ai appelé concernant la journée de mer. Tu avais prévu d'apporter quoi déjà?
_ Le dessert. Du pain patate.
_ Ok. Gardy apporte quoi?
Je l'ignorais. Nous nous parlions que très peu, lorsque nous le faisions ce n'était certainement pas le menu d'une sortie qui nous viendrait en tête.
_ Un moment, m'excusai-je. Et criant le nom de mon mari je le questionnai au sujet de sa contribution pour la journée.
_ Les bières, hurla-t-il de son bureau où il avait été s'enfermer afin de m'éviter.
_ Il apporte les bières, transmis-je à mon amie.
_ C'est noté. Alors je vous dis à demain.
_ A demain, Angelie!
Je raccrochai et me mis à la tâche. Je passai une demi-heure à salir vainement une tonne d'ustensiles. La pâtisserie n'était pas mon fort, alors je téléphonai à Cassandra qu'elle me file un coup de main. Elle ne devait pas avoir d'empêchement en ce beau samedi matin. Mais, qui sait? C'était peut-être ce jour-là que la cour se déciderait à juger un compagnon fou amoureux ayant violenté sa femme six mois de cela. Je tentai quand même. A défaut de son aide j'aurais de ses nouvelles. A mon grand étonnement, elle décrocha à la seconde sonnerie.
_ Tu es libre, ma Cassy?
_ Je le suis.
_ J'ai besoin de tes talents de pâtissière.
_ Quand et où ?
_ Le plus tôt que possible. Chez moi.
_ Je t'arrive, dit-elle avant de raccrocher.
Je patientai à peine une heure avant qu'elle arriva. Décidément, elle ne cessait de m'épater.
J'allai lui ouvrir. Elle descendit de sa voiture, un tailleur-pantalon gris parfaitement ajusté, des chaussures noires lui prêtant une dizaine de centimètres et une sacoche en cuir à la main. Ses cheveux crépus coupés courts lui allaient à ravir. Je supposai qu'elle avait fait un saut à son bureau et quelle y était peut-être encore au moment où je l'appelai.
_ Tu viens de me sauver des griffes d'un client complètement déglingué, me remercia-t-elle.
Voilà qui explique tout.
Je l'encourageai à exprimer quelques insanités pas trop méchantes à l'avis de son client afin d'aller mieux puis me hâtai de lui trouver une de mes robes qui lui conviendrait, un tablier et un bonnet. Elle se rendit ensuite dans l'enclos où se trouvait Gardy afin de le saluer. Elle alla ensuite se changer pour finalement me rejoindre dans la cuisine où nous nous mîmes au travail sans plus tarder. Je me chargeais des tâches les moins corsées car mon intervention chirurgicale encore récente me fatiguait en un rien de temps. Ainsi, je goûtais et prodiguais mes conseils. « Plus de sucre... Une pincée de sel... Ajoutes-y de l'essence. » La partie la plus importante du boulot, bien que minime. Au bout de deux heures, nous en avions fini et tous les plateaux cuisaient dans le four.
_ Je suis exténuée, se plaignit Cassandra contrairement à ses habitudes.
_ Tu parles! Goûter à toutes ces cuves n'a pas été facile, lui dis-je moqueuse.
Lorsque le pain fut à point mon amie l'ôtâ du fourneau et j'en mis une part bien généreuse dans l'assiette à dessert de Gardy que je lui apportai sur un délicat plateau en aluminium.
_ Je n'en veux pas, merci, m'avait sèchement lâché mon merveilleux mari alors que j'étais sur le point de poser son goûter sur le bureau.
Je me retins de lui balancer la vaisselle en pleine face. Il ne daignait même pas me regarder. Et comme si cela n'avait pas été suffisant il me demanda de bien vouloir laisser la pièce en prenant soin de clore la porte après moi parce que je dérangeais sa lecture. Et monsieur lisait quoi, s'il vous plaît? Le résumé d'un Club des Cinq que Louise avait laissé là il y a au moins un siècle et qui devait contenir des kilos de poussière. Sans dire un mot de plus, j'écrasai la pâtisserie sur une pile de dossiers logés dans une boîte sur laquelle était inscrit au feutre noir en grandes lettres détachées le mot « IMPORTANT ». Je le vis tourner au mauve après quoi je sortis de l'office rejoindre mon amie dans la cuisine, l'air peinard.
Comments