« En face de la mort, on comprend mieux la vie. » Proverbe français (1827) *** Sur la terrasse un léger vent nous caressait le visage alors qu'à l'horizon les dernières lueurs du soleil disparaissaient peignant le ciel d'un orange sombre. Nous prîmes place autour de la table en bambou, chacun tenant en main son calepin. Comme d'habitude ma mère ouvrait la discussion avec un Notre Père récité robotiquement. Mais cette fois elle désigna Louise pour le faire. Celle-ci, prise par surprise, s'exécuta toutefois sans protester. Elle devait être la seule dans la famille qui n'avait de compte à rendre à personne. Je savais que mes parents n'étaient pas du tout en de bons termes car les nuits leur chambre était trop calme et ce, depuis environs trois semaines. Je devinai que cela devait être du sérieux car des disputes ils en avaient souvent, presque tous les jours, mais ceci n'avait jamais empêché cela.
_ Pour cette semaine tout a été bien de mon côté, déclara ma jumelle toute enthousiaste... Je suis à présent à cinq cents abonnés sur mon vlog, poursuivit-elle car personne d'autre ne disait rien.
_ C'est bien, ma chérie, la complimenta mon père l'humeur maussade.
Louise me lançait alors des regards interrogateurs auxquels je ne réagissais pas.
_ C'est moi qui leur dis ou toi? Me demanda-t-elle finalement.
_ Vas-y, lui dis-je.
J'avais déjà mon fardeau à balancer. Ne l'ayant fait à aucune des deux réunions précédentes mon père s'était senti obligé de me poser un ultimatum.
_ Maman, papa, Dany et moi nous nous inquiétons parce que... eh bien... cela fait un bon temps que nous «dormons bien», lâcha-t-elle d'un ton rempli de sous-entendus.
_ Et alors?
_ Et alors, maman, ce n'est pas normal.
_ Pourquoi cela ne l'est-il pas? Questionnait ma mère qui visiblement ne suivait pas du tout ce que lui disait ma sœur.
Mon père, malgré lui, laissa échapper un léger rire.
_ Tu vois? Papa a compris, lui.
_ Tu veux savoir quoi, princesse? Interrogea mon père.
_ Est-ce que vous allez divorcer, maman et toi? Demanda Louise avec beaucoup de sérieux sous les regards stupéfaits des parents. On ne vous entend plus la nuit (mentionné avec un certain embarras), vous ne vous adressez plus la parole en vous disant des mots doux, en fait, vous ne vous parlez presque pas et tu ne prends plus le goûter que maman te fait en allant travailler.
_ Et les dîners se passent presque toujours dans un silence insupportable, renforçai-je après que Louise m'ait lancé un regard plein de reproches car je ne disais rien.
_ Nous n'allons pas divorcer, mes chéris. Nous traversons une mauvaise passe, c'est tout, nous rassura ma mère vite fait.
Je vis mon père la toiser. J'attendis sa réplique mais elle ne vint guère.
_ S'il vous plaît, résolvez vite votre problème. Ce n'est pas cool de vous voir ainsi.
_ Nous y travaillerons, ma puce, promit ma mère. N'est-ce pas, mon trésor ? Ajouta-t-elle en mettant l'emphase sur son dernier mot, grimaçant presque.
_ Mouais, dit mon père entre ses dents.
A présent, c'était lui qui m'incendiait du regard. Je fis en maintes fois le mouvement d'ouvrir la bouche mais aucun son ne sortit. Malgré la fraîcheur vespérale, de grosses gouttes de sueur naissant sur mon front cheminaient le long de mon visage. J'avais la gorge nouée, et mon cœur cognait dans ma poitrine. Je sentais déjà peser sur moi les accusations de Louise qui tenait à être la première à tout savoir me concernant.
_ Daniel!
La voix de mon père me tira de mes pensées. J'expirai pour la centième fois au moins. Je m'essuyais de temps à autre le visage d'un revers de main. Ce qui le gardait sec à peine quelques secondes.
_ Tu as quelque chose à nous dire, Dany? Demanda ma mère.
_ Je ne pense pas. Je sais d'avance tout ce qu'il dira lors des réunions, balança ma sœur sans une once de modestie dans la voix.
Le regard de mon père m'engloutissait tellement que sans m'en rendre compte les paroles que je ne pouvais prononcer jusque-là s'échappèrent de mes lèvres : _ Crystal est enceinte.
_ L'amie de Lou?! S'exclama ma mère après quelques secondes à chercher de qui il s'agissait. Mais, en quoi cela nous regarde?
Décidément, papa disait vrai. Maman saisissait tout à son rythme... et elle y allait à pas de tortue.
_ Tu l'as mise enceinte, comprit-elle enfin.
Puis elle ne dit plus rien. Et c'était embarrassant. J'attendis quelques instants qu'elle explose, qu'elle se mette à parler à n'en plus finir, qu'elle crie, qu'elle fasse tout ce qui énervait tant mon père chez elle - qu'elle se donne en spectacle, quoi! Mais rien. Elle lança un regard accusateur à mon père qui se défendit aussitôt disant qu'il me mettait sans cesse en garde. Elle me dit simplement un « Comment cela a pu t'arriver ? » puis des secondes après un « Il y a pire que cela dans la vie. » Et cela s'arrêtait là. Du moins, pour elle...
_ Pire que cela! Il l'a mise enceinte et il ne m'en a même pas parlé ! S'indignait Louise. Je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de pire que de cacher une pareille chose à sa meilleure amie.
Ma sœur me foudroyait du regard.
En moi-même je remerciai mon père de ne pas m'avoir obligé à avouer aux filles l'autre partie de l'histoire avec Crystal. Je pensai toutefois que quelque chose n'allait vraiment pas avec mes parents, ou plutôt avec ma mère. C'était suspect le peu de mots qu'elle avait déclarés sur ce sujet si délicat.
S'étant chargée de la prière finale, elle clôtura la réunion. Après quoi, nous quittâmes la terrasse. Louise, me faisant une tête d'au moins dix pieds de long, se rendit illico dans sa chambre boycottant ainsi la soirée FIFA qu'elle m'avait promise.
Et dire que je croyais que mon problème serait ma mère!
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